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Au début d’août, Irmgard Kersten accoucha d’un fils dans les meilleures conditions. Le docteur, après quinze jours passés auprès d’elle à Hartzwalde, reprit ses occupations à Berlin.
Il reçut alors la visite de Rosterg, le grand industriel auquel il devait son domaine et dont les instances l’avaient amené à soigner Himmler.
Rosterg lui dit :
— Je viens vous demander un service que seul vous pouvez me rendre. J’avais dans le personnel de mes usines un bon vieux contremaître, honnête, consciencieux, tranquille, mais social-démocrate. Pour ce crime, il a été envoyé dans un camp de concentration. Je sais que vous avez la confiance et l’amitié de Himmler. Faites libérer le pauvre homme.
— Mais je n’y peux rien ! Himmler ne m’écoutera même pas ! s’écria Kersten.
Sa réponse était d’une sincérité absolue. L’idée qu’il pût obtenir une faveur de cette sorte n’avait jamais effleuré son esprit. La simple hypothèse d’intervenir auprès de Himmler lui faisait peur.
Mais Rosterg avait de l’obstination et de l’autorité.
— Vous verrez bien, dit-il. En tout cas, voici une fiche avec toutes les données sur l’affaire.
— Je veux bien la prendre, mais je ne promets rien, car je n’ai aucune influence, dit Kersten.
Il enfouit la note de Rosterg dans le fond de son portefeuille et, en vérité, l’oublia complètement.
Deux semaines passèrent.
Le 26 août, Himmler eut une crise de crampes déchirantes. Kersten accourut à la Chancellerie et, comme à l’ordinaire, allégea rapidement les souffrances de son malade. Mais la crise avait été si violente que, même lorsqu’elle fut dissipée, Himmler demeura couché à moitié nu sur son divan.
Du fond de sa faiblesse bienheureuse, il considéra Kersten avec une gratitude sans bornes :
— Cher monsieur Kersten, dit-il, et sa voix exténuée tremblait d’émotion, que ferais-je sans vous ! Jamais je ne saurai vous exprimer combien je vous suis reconnaissant, d’autant plus que j’ai très mauvaise conscience à votre égard.
— Que voulez-vous dire ? demanda Kersten avec un étonnement mêlé d’inquiétude.
La réponse le rassura.
— Vous me soignez si bien, dit Himmler, et je ne vous ai pas encore payé le moindre honoraire.
— Vous savez bien, Reichsführer, que je ne fixe pas mes honoraires par séance, mais par cure entière, dit Kersten.
— Je sais, je sais, dit Himmler. Cela n’empêche pas que j’aie très mauvaise conscience. Vous avez à vivre et comment vivre sans argent ? Il faut me dire la somme que je vous dois.
Ce fut alors que vint à Kersten l’une de ces intuitions qui sont décisives pour toute une vie. Il sut que, s’il acceptait d’être payé par Himmler, il deviendrait à ses yeux un médecin ordinaire, un simple salarié à son service et que Himmler se sentirait dégagé de toute obligation à son égard dans la mesure même où son traitement lui coûterait cher. Car Himmler, et Kersten le savait, ne disposait que de très modestes ressources personnelles. Son fanatisme et son manque de besoins faisaient de lui le seul dignitaire honnête – et d’autant plus inaccessible – parmi les grands chefs nazis. Des fonds secrets, des frais de représentation, il ne détournait rien à son profit et se contentait de ses émoluments ministériels qui ne dépassaient pas deux mille marks par mois. Avec cette somme, il lui fallait faire vivre non seulement sa femme légitime et sa fille, mais encore une maîtresse maladive qui lui avait donné deux enfants.
Kersten prit son visage le plus enjoué et dit gentiment, bonnement :
— Reichsführer, je ne veux rien de vous, je suis beaucoup plus riche que vous ne l’êtes. Vous n’ignorez pas que j’ai une très belle clientèle et que je reçois de très hauts honoraires.
— C’est vrai, dit Himmler, je ne suis pas aussi riche que Rosterg, par exemple. Comparé à lui, je suis même un pauvre homme. Mais cela ne fait rien, mon devoir est de vous rétribuer.
Kersten eut un mouvement plein de bonhomie joviale et répliqua :
— Je ne prends rien des gens pauvres. C’est un principe, chez moi. Je fais payer les riches pour eux. Quand vous serez plus fortuné, soyez tranquille, je ne vous épargnerai point. En attendant, laissons les choses comme elles sont.
Le torse dénudé, les jambes pendantes, Himmler s’assit sur le divan. Jamais le docteur n’avait vu tant d’émotion sur ses traits. Il s’écria :
— Cher, cher monsieur Kersten, comment ferai-je pour vous remercier ?
Par quel ressort de la mémoire, par quel ajustement de la pensée et de l’instinct, Kersten se souvint-il tout à coup de la demande que lui avait faite Rosterg ? Parce qu’il avait entendu Himmler prononcer le nom du grand industriel un peu auparavant ? Parce qu’il sentit, comme dans une illumination, que c’était l’instant ou jamais de tenter la chance ?
Kersten lui-même n’aurait su le dire, mais il prit son portefeuille et, sans presque avoir conscience de ses gestes, il en tira la note qui concernait le vieux contremaître socialiste. Avec un sourire innocent, épanoui, il la tendit à Himmler en disant :
— Voilà mes honoraires, Reichsführer : la liberté de cet homme.
Himmler eut un sursaut qui agita sa peau et ses muscles lâches, puis il lut la note, puis il dit :
— Du moment que c’est vous qui le demandez, naturellement je vous l’accorde.
Il cria :
— Brandt !
Le secrétaire particulier entra.
— Prenez cette fiche, lui commanda Himmler, faites élargir le prisonnier, notre bon docteur le demande.
— À vos ordres, Reichsführer, dit Brandt.
Il resta un instant immobile, mais adressa à Kersten un bref regard d’approbation. Ce fut alors que Kersten acquit la certitude définitive d’avoir en Brandt un ami, un allié sûr contre la Gestapo et les camps de mort. Ce fut également son regard qui lui fit croire à l’incroyable : il avait arraché une existence à Himmler.
Il se confondit en remerciements.